Une période initiatique
Jacques Henri Lartigue n’a pas l’étoffe d’un héros : à la lecture de ses agendas et de ses albums, il semble que la guerre l’effleure à peine. Jusqu’à son engagement dans le service auxiliaire en mai 1916, on note cependant dans son journal une tendance permanente à la culpabilité de se sentir heureux malgré cette période de troubles. Il écrit par exemple en août 1914 : « Nous sommes vraiment le plus heureux possible et si bien à Rouzat ! J’aurais pu partir à la guerre et je n’y suis pas ! […] Nous ne manquons de rien (bons légumes, fruits, etc…) et pourtant nous ne sommes tout de même pas très heureux… J’ai toujours peur que l’on décide d’appeler les jeunes… […] Moi tout seul je suis heureux mais je n’ose pas le dire. »
Alors qu’il est engagé dans le service auxiliaire de mai 1916 à avril 1917, ses préoccupations majeures sont encore mondaines ; le principal avantage qu’il tire de la situation est un certain prestige de l’uniforme. Pourtant, alors que sa vie suit son cours, Lartigue arrête brutalement son journal en juin 1917 : peut-être faut-il plus prendre en compte ce dont il ne parle pas, que ce qui l’obsède sur le papier. Malgré ses dénégations, il semble que le conflit mondial qui s’enlise ne reste pas sans influence sur sa nature fragile et sensible. En effet, son service en tant que chauffeur des officiers l’amène à se rendre très régulièrement dans les hôpitaux de la capitale qui accueillent alors les « gueules cassées » – et dont il ne fait aucune mention. Peut-être faut-il trouver un début d’explication dans cette note de 1919 : « C’est comme dans ma collection de photos, je n’ai voulu garder aucun souvenir de guerre, de mon service et ne prendre que celles qui pouvaient me rappeler les bons moments de cette période plus pénible que les autres. »
L’évolution du style de son journal, courant 1917, marque une profonde rupture intérieure. A l’obsession rigoureuse de tout noter, s’oppose une manière plus libre de fixer ses impressions. Lartigue semble prendre conscience que sa vie réside moins dans les faits que dans les émotions qu’il en tire. La préoccupation viscérale de fixer le temps qui passe ne se manifeste plus, à partir de 1917, comme la manie enfantine et rationaliste de se souvenir de chaque heure passée. Se rendant compte de la stérilité d’une telle manière de procéder, il devient plus lyrique, notant tous ses bouleversements intérieurs, généralement liés à ses histoires sentimentales.
Bien que sa participation à l’effort de guerre ait été mineure, la guerre et les interrogations qu’elle a entraînées ont agi comme un catalyseur pour la construction du jeune Jacques. La période 1914-1918 apparaît comme une période initiatique, où se mêlent des introspections d’ordres éthique et sentimental : est-ce un hasard si Lartigue a choisi Marthe Chenal comme première maîtresse, icône patriotique qui chante La Marseillaise enveloppée dans un drapeau français ?
Wanda Woloszyn